CHAPITRE DIX-SEPT

« Tenez, monsieur Tremaine, voulez-vous jeter un coup d'œil là-dessus ? » Yammata, technicien 1/c sur détecteur, tapota son affichage et Scotty Tremaine se pencha pour mieux voir. Pour l'observateur non averti, la vague tache de lumière au centre de l'écran aurait pu représenter n'importe quoi; étant donné ce qu'ils recherchaient, il comprit que ce ne pouvait être qu'une seule chose.

« Quelle puissance ? demanda-t-il.

  Ma foi, répondit Yammata en manipulant les commandes, l'air songeur, j'imagine qu'ils sont protégés, monsieur – en tout cas, je n'ai pas de relevé précis sur la consommation –, mais le rayon d'alimentation monte apparemment aux environs de deux cents kilowatts. » Il leva les yeux et croisa le regard de l'enseigne sans changer d'expression. « Ça fait pas mal de jus pour une bande d'Échassieux.

  En effet, Hiro, murmura Tremaine. En effet. » Il se secoua. « Quelle position ?

  Soixante-trois kilomètres à l'ouest-sud-ouest de la vallée Fangeuse, monsieur. » II désigna une autre tache lumineuse, plus petite mais beaucoup plus vive. « Ça, c'est leur station d'alimentation directe, mais ce doit être un relais. Elle se trouve sur le versant d'une crête, bien en dessous du sommet, et je n'aperçois aucun lien satellite.

  Hum. » Tremaine observa l'écran quelques secondes encore, tandis que la pinasse poursuivait son survol en orbite basse vers l'horizon; puis il hocha la tête et donna une tape amicale sur l'épaule du technicien. « Beau travail, Hiro. Je veillerai à ce que le pacha sache que c'est vous qui les avez repérés.

  Merci, monsieur », répondit Yammata avec un large sourire, et Tremaine se tourna vers son officier de communication de l'API.

« Appelez l'Intrépide, Chris. Je crois que la Vieille sera contente de la nouvelle. »

« On dirait que vous aviez vu juste, Honor. » Le visage de dame Estelle Matsuko, à l'écran, affichait une expression lugubre. « Il y a bel et bien quelque chose là-bas; je ne sais pas ce que c'est, mais c'est évidemment illégal. Toute la chaîne des Dos-Moussus est en dehors de notre juridiction, tout comme le plateau du même nom.

  II ne s'ensuit pas obligatoirement qu'il s'agit d'un labo de fabrication de drogue, remarqua Honor, et dame Estelle eut un grognement ironique.

  Naturellement... et si vous êtes capable de me répéter ça trois fois de suite sans rire, je vous paye un dîner à cinq services au Cosmo ! »

Honor fut prise d'un petit rire à la mention du restaurant le plus cher et le plus sélect d'Arrivée, puis elle reprit son sérieux.

« Vous avez évidemment raison, fit-elle. Et, même s'il ne s'agit pas du labo, c'est de toute manière illégal. La question, maintenant, est de savoir ce que vous allez faire, madame.

  Que croyez-vous ? » L'expression de dame Estelle était sinistre. « En ce moment même, Barney Isvarian est en train de mettre sur pied un groupe d'intervention.

  Avez-vous besoin de renfort? Je pourrais vous prêter quelques fusiliers du capitaine Papadapolous...

  Nous devrions avoir ce qu'il nous faut, mais merci néanmoins. Je demanderai à Barney; s'il pense avoir besoin d'aide, je vous en informerai, n'ayez crainte », répondit dame Estelle d'un ton empreint de reconnaissance.

Le major Barney Isvarian, de l'Agence de protection des indigènes médusiens, se faufilait parmi les monticules de mousse de shemak qui lui arrivaient à la taille en s'efforçant de se boucher le nez à la puanteur chimique de la sève. Son treillis tacheté et son armure corporelle n'avaient pas la qualité du camouflage réactif des fusiliers, mais ils se fondaient bien dans le paysage monochrome. Les monstrueux insectes qui tenaient lieu d'oiseaux sur Méduse exécutaient des piqués et des remontées en chandelle au-dessus de la mousse, et il ralentit encore le pas pour éviter de les effrayer; il y avait peu de chances que quiconque regarde de son côté et remarque une soudain éruption de bestioles, mais c'était néanmoins possible et il n'avait aucune envie de faire capoter l'opération.

Il parvint au sommet de la butte et s'arrêta le temps de reprendre son souffle, tandis que le sergent Danforth arrivait sans bruit à ses côtés. Comme Isvarian, Danforth était un ancien fusilier, et il décrocha l'avant-train de son énorme fusil à plasma avec une compétence rassurante. Il y eut un cliquetis d'alliage contre plastique quand il monta l'arme de cent cinquante centimètres sur son bipode, inséra la batterie à haute puissance et enclencha le viseur électronique. Du pouce, il enclencha l'auto-test, puis hocha la tête, appuya la crosse contre son épaule et se mit à étudier les bâtiments en contrebas, l'œil collé au viseur.

De son côté, Isvarian vérifia son arme de poing puis prit ses jumelles électroniques pour observer le même tableau, et il fit une moue involontaire d'admiration. Pas étonnant que les photos aériennes n'aient rien montré; le Corps des fusiliers lui-même n'aurait pas fait mieux en matière de camouflage.

Les édifices étaient manifestement d'origine extraplanétaire — de solides préfabriqués qui pouvaient venir de n'importe où —mais ils étaient enterrés presque jusqu'aux toits, lesquels avaient été recouverts de terre; les mottes de shemak qui poussaient dessus en estompaient complètement les lignes, et Isvarian était prêt à parier que chaque toiture était munie, par-dessous, d'une épaisse couche d'isolant pour bloquer toute fuite de chaleur qui aurait pu trahir leur présence; ça aurait été logique, surtout avec les sources volcaniques à deux kilomètres à l'est : il suffisait d'y envoyer la chaleur en excès et elle se perdait dans cette signature thermique naturelle.

Isvarian ravala un juron bien senti en songeant que toute cette foutue base avait été bâtie au nez et à la barbe de l'API; d'accord, le personnel était débordé à l'époque, mais ce labo ne s'était pas construit en une nuit. Ses gars auraient eu tout le temps de repérer les travaux et ils n'en avaient rien fait.

Eh bien, ils s'apprêtaient à rattraper le coup, se dit-il avec une farouche satisfaction.

Il abaissa ses jumelles, activa deux fois son com sans parler, puis attendit. Personne ne répondit par le même signal qui aurait indiqué qu'une équipe de périmètre n'était pas encore en position, et il porta de nouveau ses jumelles à ses yeux.

Aucun signe de vie. Cela traduisait une assurance — ou une bêtise — qu'il ne se serait pas autorisée. Il aurait dû y avoir au moins une sentinelle, quelle que soit leur confiance en leur camouflage; mais à cheval donné on ne regarde pas les dents, et si ses adversaires voulaient lui laisser l'avantage de la surprise, Isvarian n'allait certainement pas protester.

Il porta son bracelet-com à ses lèvres sans quitter les bâtiments des yeux.

« Allez-y », dit-il à voix basse, et des turbines qui tournaient au ralenti s'éveillèrent en hurlant cinquante kilomètres plus au sud. Six glisseurs armés de l'API s'élevèrent sur leurs antigravs, pointèrent le nez au nord et bondirent en avant à pleine puissance.

Les jumelles d'Isvarian ne frémirent même pas lorsque le rugissement des turbines s'enfla derrière lui. Faible au début, à peine plus sonore que le bruit du vent, il s'enfla rapidement à mesure que les glisseurs se rapprochaient à plus de neuf cents kilomètres à l'heure. Ils passèrent au-dessus de lui dans une explosion de tonnerre artificiel, le sillage des turbines le heurta de plein fouet, et ils survolèrent la base hors la loi dans des sifflements stridents. Deux appareils freinèrent violemment pour s'arrêter en vol plané exactement au-dessus des bâtiments, et les quatre autres s'éloignèrent sur les flancs pour encercler la base avant de se poser et d'ouvrir leurs sabords.

Des policiers armés de l'API en sortirent, huit par engin au sol, et se mirent en route aussitôt, couverts par les tourelles dorsales de leurs transports; ils se déployèrent tout en avançant prudemment, courbés en deux, l'arme au poing, mais rien ne bougeait du côté des bâtiments et Isvarian fronça les sourcils. À moitié enterrés ou pas, il fallait que les occupants soient sourds comme des pots pour n'avoir pas remarqué une visite aussi bruyante; l'un d'eux au moins aurait dû jeter un coup d'œil pour voir ce qui se passait !

Il levait à nouveau son com pour ordonner au commandant du groupe d'assaut de tenir ses positions quand une explosion retentit à sa gauche. Il pivota vers le bruit, un gargouillis horrible monta du bracelet-com et une seconde explosion sèche se répercuta sur la lande vallonnée. Cette fois, il vit un jaillissement de fumée – une fumée gris-blanc qui s'élevait de la mousse –, puis les échos des deux détonations furent noyés par le gémissement des fusils pulseurs en automatique.

De méchants éclairs de feu blanc fleurirent autour du champignon de fumée lorsque les dards pulsés déchiquetèrent la mousse tels des fléaux pris de folie, et Isvarian sortit de sa paralysie passagère.

« Cessez le feu! aboya-t-il. Cessez le feu, nom de Dieu!

Les fusils pulseurs se turent presque instantanément et il jeta un bref coup d'œil à la base. Toujours aucun signe de vie; son groupe d'assaut – figé au moment où les détonations avaient retenti derrière lui – avait repris sa marche en avant. Les hommes se déplaçaient plus rapidement afin d'atteindre les bâtiments avant que quelqu'un d'autre ait l'idée d'ouvrir le feu, et Isvarian se tourna vers le flanc gauche. L'âcre fumée de la shemak en train de brûler montait de la mousse réduite en charpie et il fut pris d'une quinte de toux.

  Ici Leader-un ! dit-il dans le com. Qu'est-ce qui s'est passé chez vous, bordel ?

  Leader-un, ici Flanc-trois », répondit une voix. Elle était monocorde et tendue, et ce n'était pas celle de Flanc-deux. Matt est mort, Barney. Je ne sais pas ce que c'était; une arme à projectile, mais pas un pulseur. Ça lui a fait un trou gros comme le poing en le traversant, mais ça n'a pas explosé.

  Et merde ! » gémit Isvarian. Matt Howard ! Il devait prendre sa retraite deux ans plus tard.

  O. K., Flanc-trois, dit-il au bout d'un moment. Faites un survol du coin et essayez de savoir ce qui s'est passé. Et faites gaffe ! Je ne veux pas d'autre surp... »

Une déflagration de fin du monde le projeta en arrière lorsque la base sauta au milieu d'une boule de feu rouge et blanc d'explosifs chimiques.

« Putain de nom de... »

Le panache de fumée et de poussière s'épanouit au-dessus de la base et l'enseigne Tremaine ravala la fin de sa phrase. Un glisseur de l'API s'envola en faisant des tonneaux, presque paresseusement, sur cinquante mètres avant de se désintégrer dans un nuage de feu. Un des glisseurs en vol s'engloutit dans l'enfer de la base lorsqu'un projectile heurta ses bobines antigrav, le privant de sustentation. Une nouvelle explosion ébranla l'amas de ruines en feu et le dernier des six glisseurs s'éloigna comme un homme ivre, puis descendit vers le sol avec une gîte considérable, presque livré à lui-même, et son moteur bâbord s'arracha lorsque l'appareil toucha le sol. Le pilote perdit le contrôle – soit qu'il fût mort, inconscient ou simplement incapable de maîtriser la poussée inégale qui jeta sa monture mutilée dans un saut périlleux destructeur au-dessus du terrain raboteux –, mais au moins l'appareil n'explosa pas et ne prit pas feu.

« Là, commandant ! s'exclama Hiro Yammata. Zéro-six-cinq ! »

Tremaine s'arracha au spectacle infernal qui se déroulait à ses pieds et une lueur meurtrière s'alluma dans son regard habituellement doux lorsqu'il aperçut le mince aérocar à haute vitesse qui jaillissait de sa cachette. L'appareil accéléra comme un forcené en se servant d'une crête rocheuse aiguë comme couverture contre l'équipe de périmètre encore sous le choc.

  Ruth ! Donnez-moi un vecteur de poursuite sur cet enfant de salaud ! » gronda Tremaine, et la lourde pinasse tomba comme une pierre lorsque Kleinmeuller ramena ses antigravs à zéro. Elle ne s'arrêta pas là : elle bascula le nez de l'appareil presque à la perpendiculaire, l'aligna sur l'aérocar en fuite et lança au maximum ses réacteurs aérobies.

La pinasse descendit du ciel en hurlant et Tremaine enfonça la touche d'armement. Il n'avait jamais tiré sur un être humain, mais il ne ressentit pas la moindre hésitation quand l'écran de visée s'alluma. Il ne lui vint pas non plus à l'idée d'appeler l'aérocar pour lui intimer de s'arrêter; il n'était ni policier ni magistrat, et la soudaine fuite de l'engin juste après l'explosion le désignait suffisamment comme coupable. Un rictus découvrit les dents de l'enseigne : le pointeur de visée se dirigeait droit vers l'appareil. Son doigt caressa la poignée de déclenchement.

Le pilote de l'aérocar ne s'était probablement même pas aperçu de la présence de la pinasse – ce qui ne changeait d'ail leurs rien. Sa machine était assez puissante pour distancer toutes celles de l'API, mais aucun appareil atmosphérique ne pouvait échapper à une pinasse de la Flotte.

Le pointeur se fondit à l'écho de l'aérocar et une note retentit. La main de Tremaine se referma et un laser de deux centimètres déchiqueta la cible en minuscules fragments qui s'éparpillèrent sur l'étendue infinie de la mousse telles des larmes de feu.

Sur l'écran de la salle de briefing, le visage de dame Estelle était d'une pâleur mortelle, et Honor savait que le sien exprimait le même bouleversement. Le triomphe de la découverte du labo avait pris un goût de cendre à mesure que le commissaire lui avait lu la liste des pertes. Elle aurait dû insister pour envoyer les fusiliers de Papadapolous, songea-t-elle avec accablement; au moins, ils auraient eu des armures de combat.

Mais elle n'avait pas insisté. Cinquante-cinq morts et six blessés; plus de quatre-vingt-dix pour cent de la troupe d'assaut avait été anéantie et tous les survivants étaient blessés, dont deux grièvement. Un des hommes de l'équipe du périmètre était mort. Soixante et un hommes et femmes, tués ou bons pour l'hôpital en l'espace de deux minutes; c'était un coup terrible pour la petite équipe si soudée de l'API, et Honor ressentait un malaise physique à l'idée du rôle qu'elle avait joué, bien involontairement, dans la genèse de ce massacre.

  Dame Estelle, finit-elle par dire, je suis désolée. Jamais il ne me serait venu à l'esprit que...

  Ce n'est pas votre faute, Honor, coupa Estelle Matsuko d'un ton las. Ni celle de Barney Isvarian, même si, à mon avis, il lui faudra longtemps avant de l'accepter. Il a dû y avoir une fuite chez nous; ils devaient savoir que nous arrivions, c'est obligatoire. »

Honor hocha la tête. Le piège dans lequel la troupe d'assaut d'Isvarian était tombée avait été conçu pour tuer autant d'attaquants que possible. Les fabricants de drogue avaient évacué les lieux bien avant leur intervention et ils auraient pu faire sauter leur base dès leur départ; mais ils avaient attendu que ceux de l'API aient le nez dessus, et cela, ça s'appelait du meurtre de sang-froid.

« Au moins, l'enseigne Tremaine a eu ceux qui ont déclenché l'explosion, poursuivit dame Estelle. C'est déjà quelque chose. J'aurais aimé faire des prisonniers, mais n'allez surtout pas le lui répéter. Il a agi exactement comme je l'aurais fait.

  Entendu, madame. » Honor eut un triste sourire. « C'est ce que je lui dirai, et je n'ai nullement l'intention de le réprimander pour une réaction de combat parfaitement normale.

  Tant mieux. » Dame Estelle se frotta les yeux avec le talon des paumes puis se redressa en faisant un effort. « À vrai dire, ce qui est arrivé à Man Howard me préoccupe plus que le sort subi par la troupe d'assaut. » Honor cilla, perplexe.

Un tic nerveux agita la bouche du commissaire devant la réaction de son interlocutrice et elle quitta son bureau en faisant pivoter la caméra du terminal com vers la table à café. Une arme étrange y était posée; on aurait dit un fusil pulseur grossier, en dehors du fait qu'il ne possédait pas de chargeur ni de crosse à proprement parler; au lieu d'une crosse verticale, il s'achevait par un arc aplati et horizontal de métal, perpendiculaire au canon.

« Vous voyez cet objet? demanda la voix de dame Estelle.

  Oui. Qu'est-ce que c'est ?

  C'est ce qui a tué Man, Honor. D'après mes équipes, il s'agit d'un fusil à pierre à un seul coup et qui se charge par la culasse. Conçu pour un Médusien.

  Quoi ? » Sous le coup de la stupéfaction, la question avait jailli sans qu'Honor ait pu la retenir, et les mains de dame Estelle apparurent sur l'écran pour saisir l'arme bizarrement conformée.

« J'ai réagi comme vous, fit-elle d'un ton sinistre. Voici la plaque de crosse (elle indiqua l'arceau incurvé); elle est en métal parce qu'il n'existe pas de bois valable sur la planète, et elle présente cette forme parce que les Médusiens ne possèdent pas d'épaules à proprement parler. Elle est faite pour s'appuyer sur la poitrine du tireur afin d'absorber le recul. Mais il y a plus intéressant. Regardez ceci. »

Elle tourna l'arme de côté, saisit un petit bouton sur le pontet et fit pivoter la sous-garde d'un demi-tour. Une tige métallique descendit du canon et le commissaire la souleva pour montrer la culasse ouverte à l'écran.

« Il s'agit d'un système très archaïque d'obturation de culasse pour arme à poudre nitratée, bien que d'habitude, si j'ai bien compris, il fonctionne non pas verticalement mais dans l'axe du canon. » Dame Estelle parlait d'une voix lointaine, une voix sèche de conférencier qui la mettait à distance de l'émotion qu'elle ressentait. « On appelle ça un "filetage interrompu", poursuivit-elle. Fondamentalement, c'est simplement un filetage grossier interrompu des deux côtés, si bien qu'il suffit de lui imprimer un demi-tour pour l'engager ou la dégager. Une de mes techniciennes de communication est une fana des armes anciennes et, d'après elle, c'est le seul moyen pratique d'obtenir une obturation efficace de la culasse sur une arme qui utilise une charge propulsive peu tassée. On place ici un projectile à base creuse en plomb doux d'environ dix-huit millimètres de diamètre, on rajoute de la poudre par-dessus et on referme la culasse. »

Sur l'écran, ses mains exécutaient l'opération décrite et elle tourna l'arme de côté.

« Ensuite, on tire ce percuteur en arrière, ce qui ouvre ce petit bassinet dans lequel on place aussi de la poudre. Et quand on appuie sur la détente... »

Le chien en forme de S se rabattit brutalement, le morceau de silex qu'il tenait heurta la surface rugueuse du couvercle du bassinet et une étincelle éclatante jaillit.

Dame Estelle laissa tomber l'arme sur la table et retourna derrière son bureau, sans oublier de faire pivoter le terminal vers elle; le visage qu'elle présenta à Honor était lugubre.

« Un Médusien serait capable de recharger ce fusil beaucoup plus vite que nous, reprit-elle. En plaçant la crosse sur un bras, il pourrait même le recharger et le réamorcer avec ce même bras sans écarter les deux autres de leur position de tir. Et cette arme a une précision et une portée bien supérieures à ce que vous pourriez croire. Le canon est rayé, et l'explosion de la poudre –de la poudre noire à l'ancienne, même pas de la nitrocellulose, à ce qu'on m'a dit – évase la base creuse du projectile, ce qui l'enfonce de force dans les rayures et le stabilise par rotation. Ce n'est pas un fusil pulseur, Honor, mais, selon les meilleures hypothèses de ma spécialiste des armes, cet objet doit être précis jusqu'à deux, voire trois cents mètres... et nous ignorons combien il s'en trouve dans l'intérieur.

  Grand Dieu! murmura Honor qui voyait d'ici des milliers de Médusiens munis de ces armes primitives mais mortelles.

  Comme vous dites, fit sèchement le commissaire. C'est un engin grossier, très grossier même, mais c'est parce que quelqu'un s'est donné beaucoup de mal pour qu'il ait cet aspect. La facture proprement dite est de qualité et, vu le niveau technologique actuel des Médusiens, c'est une arme idéale pour eux : simple, solide, et la fabrication est à leur portée – tout juste, mais à leur portée. Or il est impossible, je dis bien, impossible, qu'autant de progrès aient eu lieu d'un seul coup; ma technicienne m'a révélé qu'il avait fallu des siècles à la Vieille Terre pour passer des premières armes à feu, toutes embryonnaires, à amorce et à canon lisse, à des armes inférieures à celle-ci. D'ailleurs, elle affirme que personne sur la Vieille Terre n'en a jamais produit qui incorporent tous ces éléments, à part un fusil, le "Fergusson" ou quelque chose comme ça, qui n'a de toute manière jamais été fabriqué en série. Alors...

  Alors, l'idée de cette arme, tout au moins, doit avoir une origine extraplanétaire. » Honor parlait elle aussi d'un ton dur, et dame Estelle acquiesça.

  C'est exactement ce que je pense. Un crétin appâté par le gain a fait faire à la capacité des Médusiens à s'entre-tuer – ou à nous tuer, nous – un bond d'à peu près mille cinq cents années T » Le commissaire Matsuko parut soudain vieille et fatiguée, et sa main tremblait légèrement lorsqu'elle repoussa une mèche de cheveux de son front. « Il a fait franchir à cette horreur mes systèmes de sécurité et il l'a donnée aux nomades de l'intérieur, même pas aux cités-États du delta. Mais, même si nous mettons la main sur lui, pas question de faire disparaître le génie dans sa bouteille s'il a montré aux Médusiens comment fabriquer ces armes ; de toute façon, ils finiront par trouver le moyen de construire des armes plus lourdes – une vraie, bonne artillerie en état de marche –, donc, à moins de vouloir prendre sur nous de garantir la sécurité du delta avec du matériel extra-planétaire, nous allons devoir encourager les cités-États à apprendre à fabriquer ces saletés afin de pouvoir s'en défendre ! lit le pire, c'est que nos légistes ont l'impression que les Médusiens qui ont tué Matt étaient bourrés de mekoha jusqu'aux ouïes – la même mekoha que nous avons trouvée de l'autre côté des Dos-Moussus.

  Mais... pourquoi ? demanda Honor d'une voix lente.

  Je l'ignore, soupira dame Estelle. Je l'ignore complètement. Je ne vois aucun produit de cette planète qui vaille un tel investissement, Honor; pas un seul. Et, acheva-t-elle dans un murmure, l'ignorance m'effraie bien davantage. »

En l'absence d'une réponse, le doux bourdonnement du vibreur devint strident; Andreas Venizelos émergea du sommeil en sursaut et avec un juron étouffé quand l'appareil entreprit d'émettre des rafales de bruits éraillés qui auraient réveillé un mort. Le lieutenant se mit debout avec difficulté, se frotta les yeux et traversa la cabine plongée dans l'obscurité. Soudain, il poussa un glapissement quand son orteil nu entra violemment en contact avec un obstacle invisible, puis il se mit à sautiller à cloche-pied et enfin s'effondra à demi dans le fauteuil du terminal de communication. Le vibreur continuait à beugler et Venizelos jeta un regard noir à l'horloge : deux heures quinze. Moins de trois heures qu'il était au lit.

  Y a intérêt à ce que ce soit important ! se dit-il férocement.

Il se passa les doigts dans ses cheveux ébouriffés et enfonça le bouton « audio » avec le pouce, refusant le contact visuel dans l'état où il était.

« Oui ? » C'est tout juste s'il n'avait pas aboyé.

« Andy ? fit l'écran vide. Ici Mike Reynaud.

  Capitaine Reynaud ? » Venizelos se redressa, les dernières traces de sommeil enfuies, et fronça les sourcils.

« Désolé de vous déranger, poursuivit aussitôt Reynaud; je sais que vous n'êtes rentré qu'il y a quelques heures, mais j'ai préféré vous avertir de ce qui circule là-haut. » Le commandant du SAC avait l'air inquiet, voire un peu effrayé, et le froncement de sourcils de Venizelos s'accentua.

« Qu'est-ce qui circule, capitaine ?

  Un bâtiment courrier de la Couronne est arrivé de Manticore il y a une heure et s'est dirigé vers l'intérieur du système. Il ne s'est pas arrêté à l'inspection, naturellement (Venizelos hocha la tête; les courriers de la Couronne avaient la préséance absolue et toute liberté de se déplacer dans l'espace manticorien), mais j'ai vu la liste des passagers. »

À la façon dont il dit ces mots, Venizelos ressentit une pointe d'angoisse, mais il se mordit la lèvre et attendit la suite.

« C'est Klaus Hauptman, Andy, fit Reynaud à mi-voix. Je ne sais pas ce qu’il fiche sur un courrier de la Couronne, mais il y est bel et bien. Et il se dirige vers Méduse. Après ce qui s'est passé avec le Mondragon, j'ai songé que... enfin... »

Il laissa sa phrase en suspens et Venizelos hocha de nouveau la tête à l'adresse de son interlocuteur qui ne le voyait pas.

« Je comprends, capitaine Reynaud, et je vous remercie. » Il se frotta les yeux un moment, puis inspira profondément. « Il me faut quelques minutes pour m'habiller. Pouvez-vous prévenir le centre com que j'arrive et que j'ai besoin d'une ligne brouillée avec l'Intrépide?

  Bien sûr, Andy. » C'est avec un soulagement perceptible que Reynaud coupa le circuit. Venizelos resta sans bouger à contempler le terminal silencieux pendant de longues secondes, tandis que son cerveau tournait à plein régime.

Les civils, quel que soit leur statut, n'avaient rien à faire à bord d'un courrier de la Couronne; niais Klaus Hauptman n'était pas n'importe quel civil et il aurait été très difficile de lui refuser l'embarquement; d'ailleurs, songea Venizelos, personne n'avait dû dire « non » à Hauptman depuis plusieurs dizaines d'années. Cependant, le comment de sa venue importait beaucoup moins que le pourquoi, et Venizelos n'y voyait qu'une seule raison possible, surtout en secret, à bord d'un navire officiel du gouvernement, plutôt qu'ouvertement, embarqué sur un transport civil.

Il se leva et prit son pantalon d'uniforme.

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